Dans cet article, cap sur Firefox : le navigateur qui a révolutionné Internet Explorer en mêlant performances et protection des données, mais qui s’est perdu en route à partir de la fin des années 2000.
Pour une fois, les nouvelles étaient encourageantes. Le 6 mars 2025, la fondation Mozilla a partagé des chiffres plutôt rassurants, prouvant que son navigateur web Firefox n’était pas complètement tombé dans l’oubli. En un an, « le nombre d’utilisateurs quotidiens de Firefox a augmenté de 99 % rien qu’en Allemagne », écrivait l’organisation à but non lucratif sur son blog Distilled. En France, le nombre d’utilisateurs quotidiens de Firefox sur iOS a progressé de 111 % ».
Un rebond inattendu ? Pas vraiment, même pour un navigateur adopté par 0,55 % des utilisateurs sur mobile, selon les données de StatCounter. Il est directement lié à la mise en application du Digital Markets Act (DMA) dans l’Union européenne, qui contraint progressivement les géants de la tech à cesser de favoriser indûment leurs outils de navigation web. Depuis décembre 2024, avec la mise à jour iOS 18.2, un nouvel onglet apparu dans les Réglages de l’iPhone permet, par exemple, de remplacer les applications préinstallées, comme Safari, par des alternatives. « Lorsque les gens ont la possibilité de choisir Firefox, ils choisissent Firefox », se félicitait Laura Chambers, directrice générale par intérim de Mozilla Corporation.
L’inexorable déclin d’un produit ancré dans son époque
Ce léger sursaut sur mobile – un terrain sur lequel Mozilla a tardé à investir au tournant des années 2010, notamment en raison des contraintes techniques imposées par Apple – n’est qu’une lueur dans la nuit pour Firefox, qui a progressivement perdu son statut de référence, au fil des années. « Quand on regarde en arrière, sur les cinq dernières années, et qu’on observe notre part de marché ainsi que nos propres chiffres publiés, il est impossible de nier le déclin », admettait Selena Deckelmann, alors vice-présidente de Firefox, dans les colonnes du magazine WIRED en 2022.
Les chiffres, parlons-en. En mars 2025, le navigateur « qui protège ce qui est important », comme le décrit sa page de présentation, compte légèrement plus de 160 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, d’après les données internes de Mozilla. Ce qui représente environ 2,5 % de part de marché sur desktop et le place, dans la hiérarchie, loin derrière Edge, qui peine pourtant à se défaire de l’héritage d’Internet Explorer, ou à un niveau équivalent d’Opera (2,18 %). Fin 2008, lorsque Google Chrome débarque sur le marché, environ 20 % des internautes utilisent Firefox, selon un communiqué de l’époque. Et dans certains pays, comme en Indonésie, en Macédoine ou en Slovénie, sa part de marché dépassait même les 50 %. En France, aussi, Firefox avait sa hype : il était utilisé par plus de 37 % des internautes en 2009.
Seize ans plus tard, difficile d’imaginer un retour en grâce pour ce symbole de la résistance contre les GAFAM qui, en incarnant une vision d’un web libre, éthique et centré sur l’utilisateur, avait été téléchargé plus de 100 millions de fois lors de sa première année d’existence, uniquement grâce au bouche-à-oreille. « Chrome a remporté la guerre des navigateurs sur desktop », déplorait un salarié anonyme de Mozilla auprès de WIRED. « Il n’est plus très réaliste pour Firefox d’espérer regagner des parts de marché à ce stade », renchérissait un autre.
« Chrome a remporté la guerre des navigateurs sur desktop »
Mais comment expliquer une telle dégringolade ? La première raison est, comme souvent, la plus évidente : Firefox n’a pas tenu la comparaison face à Chrome qui, dès 2008, a conquis le marché grâce aux performances de son moteur de rendu – WebKit puis Blink, désormais exploité par la plupart des navigateurs -, à ses fréquentes mises à jour, voire même à son rôle de porte d’entrée vers l’écosystème de Google, aujourd’hui dans le collimateur des régulateurs américains. En face, Firefox essuie déjà les critiques pour sa consommation excessive de mémoire vive, ou la lenteur du chargement des pages. Malmené techniquement, Mozilla tarde pourtant à opérer une refonte capable de le remettre « sur un pied d’égalité avec ses concurrents en matière de performance », raconte Le Monde. Il faudra attendre 2017 pour découvrir les contours de Firefox Quantum : une version, développée pendant un an, qui rénove l’architecture et le code du navigateur et lui permet d’améliorer significativement ses performances et sa stabilité. Mais il est déjà trop tard : la plupart des utilisateurs ont déjà plié bagage.
Cette configuration, où un nouvel acteur bouscule l’ordre établi grâce à des innovations, Mozilla la connait bien. En 2004, lorsque le fichier .exe de sa version 1.0, basée sur le code source du défunt Netscape, se diffusait sur les ordinateurs du monde entier, Mozilla avait aussi profité de l’immobilisme technique de Microsoft, engourdi par son ultra-domination du marché. « Entre 90 et 95% des utilisateurs étaient sous Internet Explorer », rembobinait Tristan Nitot, président de Mozilla Europe de 2004 à 2011, auprès de Libération. « Et Internet Explorer n’était littéralement plus maintenu : Microsoft avait démantelé son équipe de développement pour l’assigner à des tâches plus importantes, comme Windows, la Xbox, la suite Office, des trucs qui rapportaient des sous… Une fois de temps en temps, ils prenaient des stagiaires pour corriger les bugs de sécurité ». C’est d’ailleurs après la découverte d’une faille de sécurité sur Internet Explorer que Firefox avait connu son premier pic de téléchargement, gagnant 1 % de part de marché en l’espace d’un mois. Notamment grâce à son bloqueur de pop-ups, un atout loin de passer inaperçu à l’époque.
Une multitude de projets sans lendemain
Si Firefox n’est plus ce qu’il était, c’est aussi parce que l’organisation qui le développe s’est éparpillée dans une multitude de projets sans lendemain qui l’ont détourné de sa mission principale : consolider et pérenniser son produit phare. Depuis le début des années 2010, Mozilla a accumulé les échecs, dont certains furent assez retentissants, comme Firefox OS, son système d’exploitation mobile abandonné en 2016, le service d’appel vidéo intégré Hello ou le mécanisme d’authentification Persona. Pire : Firefox se fait désormais concurrencer sur son terrain de prédilection, celui de la confidentialité, notamment par Brave. Sur certains fronts, il ne fait même plus figure de pionnier : par exemple, ce n’est pas Firefox qui a ouvert la voie à l’abandon des cookies tiers, auquel se refuse Google Chrome, mais Safari.
Tous ces errements stratégiques ont un coût : en 2020, en pleine pandémie, Mozilla s’est séparé de 250 employés, soit près d’un quart de ses effectifs. En février 2024, 60 postes supplémentaires ont été supprimés. Depuis, l’objectif est affiché : réduire la voilure sur des projets annexes – Mozilla a notamment fermé sa plateforme de réalité virtuelle Hubs ou son serveur Mastodon mozilla.social – pour recentrer ses efforts autour de sa nouvelle ambition, consistant à intégrer une intelligence artificielle « digne de confiance » dans Firefox. Un virage qui pose question, même parmi ses plus fidèles adeptes.
Mozilla face à ses contradictions
Cette quête de revenus supplémentaires, matérialisée par le développement de produits dont a souvent du mal à percevoir l’intérêt, traduit une problématique structurelle de la fondation : sa dépendance financière aux moteurs de recherche. En 2020, selon WIRED, 441 millions de dollars sur les 496 millions générés au cours de l’exercice provenaient des accords commerciaux conclus avec Google, Yandex et Baidu, en échange de l’installation par défaut de leurs moteurs dans Firefox. À elle seule, la firme de Mountain View aurait contribué à hauteur de 400 millions de dollars, toujours d’après le média américain.
Pour assurer sa survie, Mozilla dépend donc de son principal concurrent, mais surtout d’un deal qui pourrait être enterré par département de la Justice américain (DOJ). En août 2024, le juge fédéral Amit Mehta a jugé que Google avait usé de plusieurs pratiques illégales pour maintenir sa position hégémonique sur le marché des moteurs de recherche. Parmi elles : ces fameux accords avec Mozilla et Apple – le plus controversé, qui coûterait environ 20 milliards de dollars par an – pour imposer son moteur par défaut sur Firefox et Safari. Si cette décision devait être confirmée en août prochain, l’avenir de Mozilla serait-il compromis ? Interrogée à ce sujet par TechCrunch, Laura Chambers, la PDG par intérim de la fondation, ne semblait pas vraiment s’en inquiéter : « Nous avons notre propre moteur de rendu. Nous proposons une véritable alternative technologique. Nous faisons partie de ces rares entreprises tech qui, tout en étant un acteur important, agissent dans l’intérêt du web. Nos motivations sont réellement alignées avec cette démarche. Il faut donc imaginer que, dans leurs délibérations, il ne serait pas du tout dans l’intérêt du régulateur de mettre Mozilla en difficulté, car cela réduirait la concurrence. »
Même si Mozilla parvient, par miracle, à conserver ses financements, rien ne garantit qu’elle réussira à sortir Firefox de l’impasse. Son discours, centré sur la défense des droits des internautes, la transparence ou la dénonciation des abus des grandes plateformes, trouve-t-il encore un écho au-delà de ses adeptes historiques ? Est-il même encore crédible, alors que Mozilla opère un virage vers l’IA ? Il y a quelques semaines, la fondation s’était retrouvée au cœur d’une polémique dans le milieu technophile après avoir retiré de ses conditions d’utilisation la promesse de ne jamais vendre les données de ses utilisateurs, soit l’un de ses principaux engagements depuis son éclosion. Une preuve que parfois, pour rivaliser avec un concurrent, il peut être tentant d’en adopter même les pires pratiques.
Source: BDM